Assurer l'inassurable : les assureurs engagés dans un siècle de défis

Assurer l'inassurable : les assureurs engagés dans un siècle de défis

Alexandre Pengloan
Rédigé par Alexandre Pengloan
02 février 2024 - 8 minutes

La récurrence de ces sujets dans les discussions et les actualités témoigne de leur caractère désormais incontournable. Mais aussi de l’inquiétude croissante à leur égard. Climat, cybersécurité et nouveaux risques dans leur ensemble mettent le monde de l’assurance à rude épreuve.

En effet, comment parvenir à couvrir des menaces qui cochent toutes les cases du risque honni par l’assureur ? Explosion de la fréquence comme de l’intensité, caractère potentiellement systémique, aucun historique de sinistralité de référence… La tâche est ardue, et oblige aujourd’hui les acteurs de l’écosystème à revoir leur approche, sinon à se réinventer complètement.

Il n’était dès lors guère étonnant de voir la thématique à la une du premier Club Assurance & Digital organisé par l’ACSEL en 2024. Peut-on assurer l’inassurable ? La question était lancée. Et si l’on considère une salle pleine à craquer dans les locaux de Wakam, qui accueillait la conférence, elle répondait à une vraie attente d’en savoir plus. On vous propose notre compte-rendu exhaustif de ces riches échanges.

Des trous dans la raquette

L’émergence de nouveaux risques est inhérente à l’évolution du monde et d’une société. C’est là que l’assurance trouve tout son sens. Car au-delà de sa mission protectrice et réparatrice, elle joue le rôle de tiers de confiance indispensable au développement économique. Sans elle, le commerce maritime comme les buildings de New York seraient restés à l’état d’ambitieux projets avortés.

Le 21e siècle a ceci de particulier que de grands risques ont émergé et frappent par leur ampleur. Au premier rang desquels le changement climatique. Les courbes sont exponentielles et impactent les assureurs, en première ligne sur le sujet. On pense aussi évidemment au cyber et, par extension à toutes les problématiques générées par l’innovation technologique. De la science-fiction qui n’en est plus.

Le secteur de l’assurance n’est pas attentiste sur ces sujets qu’il ne peut ignorer. La prise de conscience semble largement effective. Des progrès notables sont à noter, grâce notamment au déploiement des nouvelles technologies qui permettent une appréhension plus fine des risques. Toutefois, des trous dans la raquette demeurent.

Sur le climat, outre l’explosion des catastrophes naturelles extrêmes, des événements secondaires ou rares (grêle, derechos, medicanes, etc.) posent problème. Leur temporalité courte, et leur émergence dans des zones géographiques non concernées auparavant, les rendent extrêmement compliqués, sinon impossibles, à adresser.

Côté cyber, la menace évolue sensiblement à la même vitesse que celle du développement technologique. Autrement dit, fulgurante. Les pirates des temps modernes déploient un arsenal toujours plus sophistiqué pour perpétrer leurs attaques, contraignant les forces du bien à une éternelle et éprouvante course poursuite.

Ce contexte qui redistribue les cartes met à mal un certain modèle d’assurance. Il n’est dès lors guère étonnant de voir des acteurs quitter le jeu, comme en Floride ou en Californie. Des réassureurs freiner des quatre fers pour délivrer de la capacité sur le segment cyber. Et plus largement, un écosystème s’inquiéter face à un paysage de menaces de plus en plus interconnectées. Quand elles sont déjà identifiées, l’IA générative ou les nouveaux véhicules (électriques et autonomes) ouvrant des portes vers des territoires inconnus, par exemple.

Pour autant, il ne doit pas être question d’abandonner. Il faut encore davantage « sensibiliser sur le vouloir-faire », ainsi que le suggère Thierry Langreney, président de l’association Les Ateliers du Futur. Et explorer des solutions dont certaines sont déjà en construction.

Prévention et data au cœur des enjeux

Face aux nouveaux risques, on l’a compris, il n’est plus question de faire de l’assurance de manière conventionnelle. Il faut donc réfléchir à de nouveaux modèles – à l’instar du paramétrique -, qui permettent de rendre l’assurabilité des pires risques accessible, tout en maintenant des niveaux de tarification acceptables pour tous. Cette démarche implique une nécessaire mitigation du risque en amont. Un mot revient donc sur toutes les lèvres : la prévention.

Sans prévention, point de salut !

Louis Bollaert, Chief Revenue Officer chez Descartes Underwriting

Et sans data, point de prévention pertinente ! La capacité à capter, sublimer et utiliser la donnée s’impose comme la clé de voûte à cette assurance 2.0. Pour y parvenir, le recours aux nouvelles technologies devient une évidence. De nombreuses startups et insurtechs élaborent d’ailleurs des solutions pensées pour aider les assureurs à boucher les fameux trous dans la raquette.

Namr, qui intervenait lors de la conférence par l’intermédiaire de Chloé Clair, est un bel exemple. La CEO a rappelé comment son entreprise utilise l’IA afin d’analyser la vulnérabilité des bâtiments de manière hyper personnalisée, tout en segmentant le risque. « Si à partir du croisement des données, on peut prévoir qu’une maison va se fissurer dans 10 ou 20 ans, on a un point de départ pour enclencher de la prévention », ajoute-t-elle.

Surgit ici une nouvelle problématique : la nécessaire implication d’un écosystème qui sort très largement du cadre de l’assurance. Face à des enjeux de société, les financeurs, les pouvoirs publics, les assureurs eux-mêmes et les individus directement concernés doivent tirer dans le même sens.

Les pays ont ainsi pour responsabilité de se donner les moyens de faire émerger des champions de la donnée. De leur côté, les banques ont l’opportunité de suivre le mouvement, en accompagnant les financements des projets, tout en libérant de la capacité de crédit au bas de l’échelle. Enfin, les assureurs doivent se muer davantage en préventeurs, avec la nécessité d’adapter leurs propositions en conséquence.

Le segment cyber est un bon cas d’école. En 2022, le marché français a capté 315 millions d’euros de primes d’assurance. Toutefois, c’est certainement un montant cent fois supérieur que les entreprises ont investi dans des dispositifs de cybersécurité afin de renforcer leur résilience. Une réalité que l’on retrouve dans les offres d’assureurs ou cyber insurtechs, dans lesquelles l’assurance n’est qu’une brique parmi d’autres.

On tend donc vers des approches plus holistiques. Elles impliquent de maîtriser davantage de savoir-faire et d’avoir une vision plus large sur la chaîne de valeur. Une nouvelle donne qui pourrait avoir des conséquences notables, avec une potentielle redéfinition des rôles dans l’écosystème assurantiel.

Assureurs / réassureurs, vers une redéfinition, voire une fusion des rôles ?

A quoi ressemblera un assureur en 2050 ? Il existe une probabilité pour qu’il ne soit plus tout à fait le même qu’aujourd’hui. Son métier, et les capacités requises pour bien le faire, sont en train de changer. Et si les fondamentaux demeureront toujours essentiels, il va devoir sensiblement élever son niveau de jeu sur toutes les briques de la chaîne de valeur pour rester pertinent.

L’un des meilleurs exemples de cette transformation concrète prend forme actuellement non loin de chez nous. Il faut se rendre outre-Manche, du côté du Lloyd’s, qui a bien évolué depuis ses débuts au 17e siècle ! Le temple londonien de l’assurance est secoué par une vague d’innovation, avec des cohortes de startups qui se mêlent aux acteurs plus traditionnels pour casser les codes et trouver des solutions pertinentes aux enjeux du moment, dans une joyeuse effervescence.

Un acteur de l’assurance, demain, ne pourra vraisemblablement plus se contenter d’exceller sur un seul maillon pour avancer. SCOR, présent lors de la conférence, n’a ainsi pas cherché à cacher ses limites sur le cyber. « Ce n’est pas un risque non assurable… Il l’est, mais avec beaucoup de limites, qui sont ici basses pour un risque à caractère systémique », a ainsi précisé Kati Nisipasu.

Aussi puissants qu’ils soient, les réassureurs vont être challengés sur les nouveaux risques. En France, les mouvements d’un Covéa qui rachète Partner Re – et le scandale lié à cette affaire qui vient de sortir -, ou d’un BNP Paribas Cardif qui obtient son agrément de réassureur, sont tout sauf anecdotiques. Un Travelers qui casse sa tirelire pour s’offrir la la cyber insurtech Corvus démontre clairement qu’il ne veut plus laisser la connaissance du risque en d’autres mains. Et des insurtechs spécialistes du cyber comme Coalition ou Envelop Risk, qui se lancent en direct sur le créneau clé des capacités, ne cachent pas non plus leurs ambitions.

Dans cette partie d’échecs qui se dessine, le monde de la réassurance perçoit bien les enjeux, et bouge aussi ses pions. Les investissements de Munich Re dans des insurtechs comme FloodFlash (spécialiste des inondations), At-Bay ou Stoïk (cyber) sont parlants. Par ailleurs, les géants n’hésitent plus à aller attaquer directement le marché sur les nouveaux risques.

Pour rester sur le cas Munich Re, on a récemment vu le groupe allemand élaborer des couvertures pour un producteur de batteries chinois. Alexandra Matthews, qui intervenait durant la conférence, a également expliqué la stratégie de son entreprise sur les risques inhérents à l’IA.

Munich Re conçoit directement des produits pour assurer les structures utilisant l’intelligence artificielle comme outil à dimension stratégique. Un autre signal qui ne trompe pas quant à sa vocation à œuvrer de moins en moins dans l’ombre.

Nous avançons sur notre réflexion autour des nouveaux risques. Munich Re veut parler aux risk managers en France !

Alexandra Matthews, business developer and underwriter AI performance risks chez Munich Re

Ce Club Assurance & Digital, particulièrement dense, a mis en lumière l’ampleur des défis auxquels fait face le monde de l’assurance en ce moment. Les thèmes structurants abordés au fil des interventions devraient largement occuper les acteurs de l’écosystème durant les années à venir.

Et si l’inquiétude est palpable, la quête de solutions est en marche. Les réponses passeront pas une connaissance et une maîtrise affinées des risques, et une prévention 2.0. Et donc par la mobilisation de tous, avec des partenariats public / privé, et une incorporation renforcée des acteurs tech et innovants à l’équation. Car si le vouloir-faire est bien là, il y a nécessité à aller dorénavant plus loin dans le pouvoir-faire.